17

Aussitôt après le départ d’Abagnall, j’appelai Tess sur mon portable pour la prévenir de la visite du détective.

– Je l’aiderai de mon mieux, promit-elle. Je crois que Cynthia a raison de demander à un détective de reprendre l’enquête. Si elle est disposée à ce type de démarche, elle est sans doute prête à entendre ce que j’ai à lui dire.

– On va bientôt se revoir tous les quatre.

– Quand le téléphone a sonné, je pensais justement t’appeler. Mais je ne voulais pas téléphoner à la maison, si Cynthia avait décroché, ç’aurait paru bizarre de demander à te parler. Et je ne pense pas avoir ton numéro de portable.

– De quoi s’agit-il, Tess ?

Elle inspira à fond.

– Oh, Terry, j’ai fait de nouvelles analyses.

Je sentis mes jambes faiblir. La dernière fois, elle m’avait annoncé qu’il ne lui restait probablement que quelques mois à vivre. Ce délai s’était-il encore raccourci ?

– Alors ?

– Alors je vais bien, répondit-elle. Tout va bien. Les médecins m’ont expliqué que les résultats précédents semblaient probants, mais qu’en fait, ils étaient faux. Les derniers permettent d’être catégorique. Terry, je ne vais pas mourir !

– Mon Dieu, Tess, quelle merveilleuse nouvelle. Ils en sont certains ?

– Absolument certains.

– C’est tellement formidable !

– Oui. Si j’avais la foi, je dirais que mes prières ont été entendues. Terry, dis-moi que tu n’en as pas parlé à Cynthia.

– Bien sûr que non, Tess !

Lorsque je revins dans la maison, Cynthia remarqua une larme sur ma joue. Je pensais les avoir bien essuyées, mais j’avais dû en oublier une. Elle leva la main vers mon visage et l’effaça du bout du doigt.

– Terry ? Qu’est-ce qui se passe ?

Je la pris dans mes bras.

– Je suis heureux. Tout simplement heureux.

Elle a sûrement pensé que je devenais dingue.

Personne n’était jamais heureux à ce point dans cette maison.

Les deux jours suivants, Cynthia fut plus détendue qu’elle ne l’avait été depuis longtemps. Avoir mis Denton Abagnall sur l’affaire lui procurait un sentiment d’apaisement. Je craignais qu’elle ne l’appelle sur son portable toutes les deux heures, comme elle l’avait fait avec les producteurs de Deadline, pour connaître ses progrès, si tant est qu’il en fasse. Mais non. Le soir, alors que nous étions assis dans la cuisine juste avant de monter nous coucher, elle me demanda si je pensais qu’il apprendrait quelque chose. Donc, même si l’enquête occupait son esprit, elle semblait disposée à laisser le détective travailler sans le harceler.

Le lendemain, lorsque Grace rentra de l’école, sa mère lui proposa d’aller sur les courts de tennis municipaux, derrière la bibliothèque. Je ne jouais pas mieux qu’à l’époque de la fac, et je ne touchais pour ainsi dire jamais à une raquette, mais j’adorais regarder les filles jouer, surtout m’extasier sur le redoutable revers de Cynthia. Alors je les suivis, emportant des copies à corriger, relevant les yeux toutes les deux secondes pour observer ma femme et ma fille courir, éclater de rire, se taquiner. Bien entendu, Cynthia ne profitait pas de son revers pour battre Grace à plate couture, au contraire, elle lui prodiguait sans cesse des conseils avisés pour améliorer le sien. Grace se débrouillait bien, mais après une demi-heure, je la vis tirer la langue. J’imaginais qu’elle aurait préféré se trouver à la maison en train de lire Carl Sagan, comme n’importe quelle petite fille de huit ans.

Lorsqu’elles eurent terminé, je proposai de nous offrir un dîner rapide sur le chemin du retour.

– Tu es sûr ? demanda Cynthia. Avec nos… dépenses supplémentaires, en ce moment ?

– Je m’en fiche.

Elle m’adressa un sourire démoniaque.

– Qu’est-ce qui te prend ? Depuis hier, tu es le plus joyeux petit loup de la ville.

Comment lui expliquer ? Comment lui dire que les bonnes nouvelles que m’avait communiquées Tess me transportaient de joie, alors qu’elle n’avait rien su des mauvaises ? Elle aurait été heureuse que Tess aille bien, mais blessée qu’on l’ait tenue dans l’ignorance.

– Je me sens juste… optimiste.

– À propos des recherches de M. Abagnall ?

– Pas seulement. J’ai le sentiment qu’on a passé un cap, que tu as… qu’on a tous les deux traversé une période difficile, et qu’on est en train d’en sortir.

– Alors je crois que je prendrai un verre de vin avec le dîner, annonça-t-elle d’un ton enjoué.

Je lui retournai son sourire espiègle.

– Excellente idée.

– Moi, un milk-shake, renchérit Grace. Avec une cerise.

De retour à la maison, Grace disparut pour regarder sur Discovery Channel une émission sur les anneaux de Saturne. Cynthia et moi nous effondrâmes devant la table de la cuisine. Je me mis à aligner des chiffres sur un bloc, les additionnant dans un ordre, puis un autre. C’était toujours là que nous nous installions lorsque nous étions confrontés à de graves décisions financières : pouvait-on se permettre d’acheter une seconde voiture ? Est-ce qu’un voyage à Disneyworld ferait exploser notre budget ?

– Je crois qu’on a les moyens de payer M. Abagnall deux semaines au lieu d’une seule, dis-je. On ne devrait pas se retrouver à la rue.

Cynthia posa sa main sur la mienne.

– Je t’aime, tu sais.

Dans la pièce voisine, une voix à la télé prononça le mot « Uranus », et Grace gloussa.

– Je t’ai déjà raconté quand j’ai détruit la cassette de James Taylor de ma mère ? demanda Cynthia.

– Non.

– Je devais avoir onze ou douze ans. Maman avait des tas de cassettes de musique, elle adorait James Taylor, Simon et Garfunkel, Neil Young, et plein d’autres, mais celui qu’elle préférait, c’était James Taylor. Elle disait que ses chansons pouvaient la rendre heureuse, et aussi la rendre triste. Un jour, maman m’a énervée, je voulais porter à l’école un vêtement qui était dans la corbeille de linge sale, et j’ai commencé à brailler qu’elle n’avait pas fait son boulot.

– Elle a dû apprécier.

– Elle a répondu que si je n’étais pas satisfaite de sa façon de s’occuper de mon linge, je savais où se trouvait la machine. Alors j’ai ouvert le lecteur de cassettes qui était dans la cuisine, arraché celle qui était dedans, et je l’ai jetée par terre. La cassette a éclaté en deux, le ruban s’est dévidé, et ce n’était pas récupérable.

Je l’écoutais en silence.

– Je suis restée figée, horrifiée d’avoir fait une chose pareille. J’ai pensé qu’elle allait me tuer. Au lieu de quoi, elle a laissé tomber ce qu’elle était en train de faire, elle est venue ramasser la cassette, terriblement calme, a regardé laquelle c’était, et a dit : « James Taylor. C’est celle avec "Your Smiling Face". Ma préférée. Tu sais pourquoi je l’aime autant ? Parce que ça commence par : "Dès que je vois ton visage, je souris aussi, car je t’aime. " » Ou quelque chose comme ça. Et elle a ajouté : « C’est ma chanson préférée parce que, chaque fois que je l’entends, elle me fait penser à toi, combien je t’aime. Et là, après ce que tu viens de faire, il faudrait plus que jamais que j’écoute cette chanson. »

Les yeux de Cynthia brillaient de larmes.

– Alors, après l’école, j’ai pris le bus pour le Post Mail, et j’ai cherché la cassette. JT, c’était son titre. Je l’ai achetée, et je suis rentrée lui offrir. Elle a retiré la cellophane, a mis la cassette dans le lecteur, et m’a demandé si je voulais écouter sa chanson préférée.

Une larme coula sur sa joue, tomba sur la table.

– J’adore cette chanson, murmura Cynthia. Et maman me manque tellement.

Un peu plus tard, elle téléphona à Tess. Sans raison particulière, juste pour parler. Ensuite, elle monta me rejoindre dans notre chambre-atelier-de-couture-bureau, où j’étais en train de taper des notes pour mes élèves sur ma vieille Royal. Ses yeux rougis indiquaient qu’elle avait encore pleuré.

Tess, m’expliqua-t-elle, avait cru être très malade, en stade terminal, mais en fin de compte, tout allait bien.

– Elle a dit qu’elle ne voulait pas m’en parler, qu’elle trouvait que j’avais bien assez de soucis comme ça, et qu’elle préférait ne pas m’accabler avec ça. C’est le mot qu’elle a employé, « accabler ». Tu le crois ?

– C’est dingue.

– Et puis elle a appris qu’en fait, elle allait bien, alors elle a senti qu’elle pouvait tout me dire. Mais j’aurais aimé qu’elle m’en parle dès le début, tu comprends ? Parce qu’elle a toujours été là pour moi, et peu importe ce que je traverse, elle reste…

Cynthia s’interrompit pour se moucher, puis ajouta :

– Je ne peux pas imaginer la perdre.

– Je sais. Moi non plus.

– Quand tu étais si heureux, cela n’avait rien à voir…

– Non. Bien sûr que non.

Sans doute aurais-je dû lui dire la vérité. C’était l’occasion de me montrer honnête. Mais j’avais choisi de ne pas le faire.

– Ah, zut, reprit Cynthia. Elle veut que tu la rappelles. Probablement pour t’en parler elle-même. Ne lui dis pas que je t’ai mis au courant, d’accord ? S’il te plaît. Je ne pouvais pas le garder pour moi, tu comprends ?

– Pas de problème.

Je descendis téléphoner à Tess.

– Je lui ai tout raconté, déclara-t-elle.

– Je sais. Merci.

– Il est venu, poursuivit Tess.

– Qui ?

– Le détective. M. Abagnall. C’est un homme très sympathique.

– Oui.

– Sa femme a appelé pendant qu’il était là. Pour lui dire ce qu’elle lui préparait à dîner.

– Et c’était quoi ?

Il fallait que je sache.

– Euh, du rôti, je crois. Un rôti de bœuf, avec du Yorkshire pudding.

– Ça paraît délicieux.

– Bref, je lui ai tout raconté. L’argent, la lettre. Je lui ai donné les enveloppes. Ça l’a beaucoup intéressé.

– Je m’en doute.

– Tu crois qu’on peut encore trouver des empreintes sur du papier, après toutes ces années ? demanda-t-elle.

– Je n’en sais rien. Ça fait longtemps, et tu les as souvent manipulées. Je ne suis pas expert en la matière. Mais à mon avis, tu as très bien fait de les lui remettre. Si quelque chose te revient à l’esprit, n’hésite pas à l’appeler.

– C’est ce qu’il m’a dit aussi. Il m’a laissé sa carte. Elle est là, sous mes yeux, punaisée sur le panneau près du téléphone, juste à côté de la photo de Grace avec Goofy. Ils ont l’air aussi idiots l’un que l’autre, là-dessus.

– Très bien.

– Embrasse Cynthia pour moi.

– Promis. Je t’aime, Tess. Au revoir.

– Elle te l’a dit ? demanda Cynthia lorsque je fus remonté dans notre chambre.

– Oui.

Cynthia, maintenant en chemise de nuit, était étendue sur le lit, au-dessus des couvertures.

– Toute la soirée, j’ai pensé te faire l’amour comme une folle, mais je suis tellement fatiguée que je ne me sens pas capable de la moindre performance honnête, soupira-t-elle.

– Je ne suis pas très exigeant.

– On remet ça à une autre fois ?

– D’accord. On pourrait confier Grace à Tess pour un week-end, et remonter jusqu’à Mystic. Se dégoter un petit hôtel.

Cynthia était tout à fait d’accord.

– Je dormirai aussi peut-être mieux là-bas, ajouta-t-elle. Ces derniers temps, mes rêves sont plutôt… perturbants.

Je m’assis sur le bord du lit.

– C’est-à-dire ?

– Ce que j’expliquais au Dr Kinzler. Je les entends. Ils me parlent, ou bien c’est moi qui leur parle, enfin, on se parle. Mutuellement. Je suis avec eux sans l’être vraiment, je peux presque les toucher. Mais quand je tends la main, c’est comme s’ils étaient faits de fumée. Ils se dissipent dans l’air.

Je me penchai pour l’embrasser sur le front.

– Tu as déjà souhaité bonne nuit à Grace ?

– Oui, pendant que tu discutais avec Tess.

– À mon tour alors. Essaie de dormir.

Comme d’habitude, la chambre de Grace était totalement plongée dans le noir, pour lui permettre de mieux voir les étoiles dans son télescope.

– Pas de danger, ce soir ? demandai-je en me glissant à l’intérieur, puis en refermant la porte pour éviter de laisser entrer la lumière du palier.

– On dirait, répondit Grace.

– Tant mieux.

– Tu veux voir ?

Grace pouvait regarder dans le télescope en se tenant debout, mais je n’avais pas envie de me plier en douze, aussi pris-je la chaise de son bureau, et m’assis-je devant l’appareil. Mais, en lorgnant dans l’extrémité, je ne vis que du noir parsemé de petits points brillants.

– Bon, qu’est-ce que j’observe ?

– Des étoiles, répondit Grace.

En tournant la tête, je pus saisir son sourire espiègle, à peine visible dans la pénombre.

– Merci bien, Carl Sagan.

Puis je remis mon œil en place et m’efforçai d’ajuster un peu le télescope, qui dévia de son support. L’adhésif dont Grace l’avait entouré pour le fixer avait lâché.

– Je t’avais prévenu que ce pied était nul, répliqua-t-elle à mon exclamation de surprise.

– Bon, OK.

Je fis un nouvel essai, mais l’angle de la lunette s’était déplacé, et je voyais maintenant une portion extrêmement agrandie du trottoir d’en face.

Ainsi qu’un homme, en train d’observer notre maison.

Son visage brouillé, aux traits flous, emplissait la lentille. Lâchant le télescope, je me levai pour m’avancer vers la fenêtre.

– Qui c’est, bon sang ? demandai-je, plus à moi-même qu’à Grace.

– Qui ça ?

À son tour, elle s’approcha de la fenêtre, juste à temps pour voir l’homme s’enfuir.

– C’est qui, papa ?

– Toi, tu ne bouges pas d’ici.

Je me ruai hors de sa chambre, dévalai l’escalier quatre à quatre, ouvris la porte d’entrée à la volée. Je courus le long de l’allée, étudiai la rue que l’homme avait prise. À une cinquantaine de mètres, les feux stop rouges d’une voiture garée le long du trottoir s’allumèrent tandis qu’on mettait le contact, puis elle démarra.

Je me trouvais trop loin, et il faisait trop sombre pour pouvoir lire la plaque d’immatriculation ou reconnaître le modèle du véhicule avant qu’il tourne l’angle et disparaisse. D’après le son de son moteur, c’était un vieux modèle. De couleur sombre. Bleu foncé, brun, gris, impossible à dire.

Je fus tenté de sauter dans ma propre voiture, mais les clefs se trouvaient dans la maison et, le temps de les récupérer, l’homme serait à Bridgeport.

Grace m’attendait sur le seuil de la maison.

– Je t’avais ordonné de ne pas bouger de ta chambre ! dis-je avec colère.

– Je voulais juste voir…

– Va te coucher immédiatement.

Comprenant que toute tentative de discussion était vouée à l’échec, elle grimpa l’escalier à la vitesse de l’éclair.

Mon cœur battait à se rompre, et il me fallut un moment pour retrouver mon calme avant de monter. Lorsque je finis par y parvenir, Cynthia dormait à poings fermés.

Je la regardai, et me demandai quelles sortes de conversations elle était en train d’écouter, ou de tenir, avec ses disparus ou ses morts.

« Pose-leur une question de ma part, avais-je envie de lui dire. Demande-leur qui observe notre maison. Demande-leur ce qu’il nous veut. »

Cette Nuit-Là
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